Parfois on croit ce qu’on voit, parfois on voit ce qu’on croit, c’est ce que nous appelons la réalité… (Tableau : Victor Vasrely)
La notion de bonno occupe une place centrale dans le bouddhisme zen i. Mais qu’est-ce exactement ? . On traduit souvent bonno par illusion, ce qui est déjà réducteur et en contradiction avec la vision non dualiste du bouddhisme.En effet l’illusion s’oppose généralement à la réalité, or nous sommes condamnés ontologiquement à saisir le monde à travers le filtre de nos sens et des capacités cognitives de notre cerveau, nous ne pouvons connaître le monde qu’à travers la représentation que nous en avons. Il y a donc toujours une part d’illusion dans notre réalité, et une part de réalité dans nos illusions.
La réalité est un bonno
Le mot réalité est à lui seul un bonno. Pourquoi ? Parce que la réalité est une construction mentale. La « chose en soi », on le sait depuis Kant, est inaccessible à notre connaissance sensible. Nous n’avons accès qu’à ce qui nous apparaît, aux phénomènes. Mais il serait superficiel d’en conclure que le monde est illusion, comme le font beaucoup de philosophies orientales. Comme je l’ai déjà exprimé au début de cet article, notre représentation du monde n’est ni réalité ni illusion, elle EST notre monde. Toute tentative pour essayer de voir au-delà du phénomène est vain et ne peut aboutir qu’à une forme de croyance.
L’illusion n’est donc pas dans le phénomène, mais dans la vision erronée que nous avons des phénomènes. Croire que ce que nous percevons est réalité, attribuer aux choses une existence propre, autonome, permanente et indépendante de nous, est à l’origine des bonnos .
La construction des bonnos
Notre capacité de différencier, de discriminer, de nommer est fort utile dans notre vie courante et nous permet de communiquer entre nous. Si nous sommes incapables d’imaginer comment une abeille ou un lézard voient le monde, nous avons la preuve dès notre plus jeune âge que les autres humains perçoivent le monde de la même manière que nous. Nous pouvons parler d’une table, même si nous n’avons aucune table devant les yeux et chacun comprendra de quoi il s’agit. Pourtant aucun de nous n’aura exactement la même image mentale de la table : quelle forme, quelle matière, quelle couleur ?… Et même si vous pouviez reconstituer mentalement de façon exacte la table que j’ai devant les yeux, elle n’aurait pas pour autant d’existence réelle pour vous, elle ne reproduirait pas l’expérience que j’en fait. Ce serait juste une construction mentale.
Le remplacement de l’expérience – ma perception du monde – par l’idée crée le bonno. Ainsi, l’idée que je me fais de la table est totalement déconnecté de ma perception de la table. Mais en revanche, je vais m’attacher à cette représentation, à cette image, comme si j’en faisais réellement l’expérience, comme si l’idée que je crée de la chose était la chose réelle.
Le bonno est attachement
« En ultime analyse toute chose n’est connue que parce qu’on veut croire la connaître » dit un koan zen, en mettant l’accent sur le fait que ce que nous pensons connaître n’est pas seulement notre croyance, mais le fruit de notre volonté de croire. Il ne dit pas seulement : « parce ce qu’on croit la connaitre » mais « parce ce qu’on veut croire … ».
Cet attachement à ce qu’on croit vrai fait partie intégrante du bonno. En réalité, ce n’est pas parce qu’on croit qu’une chose est vraie qu’on y est attaché, mais c’est parce qu’on y est attaché qu’on la croit vraie. C’est l’ego, en s’attachant à son interprétation du monde, qui va transformer nos perceptions, nos idées, notre « vision », en chose vrai. L’ego a besoin de ce processus pour se bâtir lui-même, pour nous maintenir dans l’illusion de notre indépendance et de notre permanence qu’il nous oppose – moi se bat toujours contre –, est forcément égocentrique.
La réalité imaginaire
Ainsi, les bonnos naissent de nos constructions mentales, mais ils se développent parce qu’on s’y attache affectivement. Une graine reste une graine tant qu’on ne la plante pas dans la terre. C’est parce que nous nous attachons à nos idées que les bonnos se « réalisent » en nous. La colère, la jalousie, la convoitise, la rancœur, les regrets, tous ces sentiments qui empoisonnent notre existence naissent, non d’une situation réelle, mais de notre interprétation de cette situation, de notre jugement. C’est notre désir de possession, de domination, de plaisir qui est le plus souvent la cause de nos tourments, pas l’objet lui-même.
Il est intéressant de voir comment la psychologie moderne a retrouvé des concepts que les hindous et les bouddhistes avaient développés il y a plus de 2000 ans. C’est ce qu’on appelle la réalité imaginaire. C’est notre capacité de nous réunir autour d’une idée : l’identité du groupe, ses mythes fondateurs, son histoire, ses croyances en des dieux ou dans la valeur d’une monnaie… Cette réalité imaginaire est plus forte que la réalité vécue. Le vécu est vrai, mais n’est vrai que pour soi, la réalité imaginaire n’est pas vraie, mais elle est Vérité. Et c’est parce que nous sommes tellement attachés à ces vérités, car nous en avons besoin pour exister nous-mêmes, que nous sommes prêts à les défendre avec autant d’acharnement. C’est la source de tant de conflits, de guerres, de souffrances.
Méditer, c’est retrouver la vision juste, c’est-à-dire voir ce qui EST et non ce qu’on veut croire. Croire que nos constructions mentales, nos représentations du monde sont la réalité, et pire encore, la Vérité, voilà le premier des bonnos et le plus dangereux.
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