« Je ne cherche pas, je trouve. » Pablo Picasso
Shunryu Susuki, maître zen japonais qui a introduit la pratique du zen aux États Unis dans les années soixante, est certainement un de ceux qui a le mieux parlé du zen en trouvant les mots pour le faire comprendre à ses contemporains occidentaux. Ses enseignements ont été recueillis et publiés dans deux ouvrages dont je vous recommande la lecture : Esprit zen, esprit neuf et Libre de soi, libre de tout. Il y a cependant un point sur lequel je me sens en désaccord avec lui, c’est sur sa façon de présenter la création artistique. Il dit à ce sujet : « Pour exprimer leur expérience directe, les artistes ou les écrivains peuvent peindre ou écrire. Mais si leur expérience est très forte et pure, ils renoncent peut-être à essayer de la décrire : oh ! – c’est tout. J’ai aménagé un jardin miniature autour de ma maison auquel j’aime me consacrer, mais pour peu que j’aille à la rivière et que je vois les magnifiques rochers et l’eau couler, je renonce : oh non, je n’essaierai pas de faire un jardin de rocailles. Il vaut beaucoup mieux nettoyer la rivière, ramasser les papiers et les branches mortes. » Si l’on suit ce raisonnement, il faudrait renoncer à toutes créations pour être zen !
L’ego s’efface dans la création
Ce qui me choque dans cette conception de l’art, c’est de ramener la création à une activité égocentrique. L’artiste créerait pour satisfaire un désir personnel, comme un jardinier qui entretient son jardin pour son plaisir et éventuellement pour la fierté de le montrer aux autres. Ayant eu au cours de ma vie à la fois l’expérience de la création artistique et de la méditation, j’ai pu au contraire y trouver bien des similitudes. Il y a dans cette vision une méconnaissance du processus de création.
J’écarte tout de suite de ce raisonnement l’exemple de tous les faux artistes – et il y en a beaucoup – dont la création est motivée par la recherche de la notoriété ou de la richesse plus que par le désir sincère de s’exprimer. Ceux-là fabriquent des produits, pas des œuvres. Ce sont au mieux des créatifs, comme il y en a dans les agences de pub, pas des créateurs. Encore moins des artistes. L’artiste, le vrai, n’est pas motivé par un désir égoïste, au contraire son ego s’efface dans la création. Ce n’est pas l’artiste qui veut peindre, composer, écrire, qui décide de l’œuvre qu’il veut créer, c’est l’œuvre qui s’impose à l’artiste. L’artiste est un médium. Il capte des formes, des couleurs, des sons qui souvent lui échappent, comme on essaie de rattraper des feuilles de papier emportées par le vent. C’est le sens, pour moi, de la phrase de Picasso : « Je ne cherche pas, je trouve ». Créer ce n’est pas chercher, c’est trouver l’œuvre qui vit déjà en nous.
L’artiste ne nous offre pas un monde imaginaire comme on a tendance à le penser, il nous restitue le plus fidèlement possible le monde tel qu’il lui apparait. Il nous montre la réalité mieux que nous savons la voir. Une réalité qui dépasse les apparences. C’est pour cela qu’il peut nous toucher si profondément, malgré le temps, comme nous pouvons encore être touché par Bach, Mozart, Shakespeare, Molière, Michel-Ange, Rembrandt, et même des peintures rupestres, alors que le monde dans lequel nous vivons est totalement différent de celui dans lequel leurs œuvres sont nées. Que l’artiste nous fasse voir la beauté, la laideur, la passion, la sagesse, l’amour ou la haine, c’est toujours une part de nous que nous retrouvons dans ses créations.
L’acte de création est un don
L’acte de création est fondamentalement désintéressé, c’est un don. Bien sûr, l’ego peut s’en emparer ensuite pour en faire un moyen de réussite, mais c’est une autre histoire… Pour créer, l’artiste doit oublier son ego. Son corps, son esprit et l’œuvre qu’il est en train de créer ou d’interpréter ne font qu’un, dans une unité et une harmonie parfaite. Regardez les doigts d’un pianiste jouant une sonate ou improvisant sur un thème de jazz, le corps d’une danseuse en mouvement, le regard du peintre devant sa toile. Il n’y a plus de corps, plus d’esprit, plus de partition ou de toile, juste l’œuvre réinventée d’instant en instant. Et nous qui regardons, écoutons, lisons, nous entrons dans cette unité et nous nous oublions aussi dans ces œuvres. Ce qui s’exprime dans la création de l’artiste, ce n’est pas son ego, ce n’est pas « le petit jardin » du jardinier pour reprendre l’expression de Shunryu Suzuki, mais quelque chose de beaucoup plus vaste et profond, quelque chose qui le relie aux autres, qui le relie au monde, qui le relie à la nature de Bouddha, c’est-à-dire à son propre Eveil.
Nous sommes tous des créateurs. C’est dans notre nature profonde, originelle. L’être humain a besoin de créer comme il a besoin de s’alimenter ou de boire. Est-ce l’ego qui nous donne faim et soif ? L’enfant, depuis son plus jeune âge, crée. Cela satisfait un désir profond et non égoïste de faire. Et aussi de défaire … Il suffit de regarder le sourire satisfait du bébé qui d’un coup de la main renverse la tour de cubes qu’il a eu tant de mal à monter pour s’en convaincre. Car la création ne peut exister sans la destruction. Ce sont les deux faces de la même pièce. L’artiste sait que pour inventer autre chose, il doit d’abord détruire ce qu’il a déjà fait, vu, entendu, appris … L’acte de création nait de l’impermanence, même si l’œuvre créée peut être (presque) éternelle.
Que serait l’humanité sans les créations de l’Homme ?
Notre culture occidentale a longtemps négligé, et même entravé cet aspect de notre nature. Les religieux n’y voyaient que distraction futile, ou même la mauvaise influence du diable. Les esprits productivistes, du temps perdu et de l’énergie inutilement utilisée… Pourtant que resterait-il de l’humanité sans les créations de l’Homme ? Car je parle depuis le début de cet article de la création artistique, mais l’esprit créatif de l’Homme ne s’exprime pas seulement dans l’art, il s’exprime dans les sciences, les mathématiques, la philosophie… La création est la rencontre de l’humain avec quelque chose qui le dépasse, mais qu’il aura le talent de capter et de restituer. Restituer, c’est rendre aux autres, partager. C’est en cela que la création est un don.
Einstein a toujours parlé d’intuition, d’inspiration, comme un artiste, en évoquant la façon dont il avait trouvé ses théories. Je peux aussi citer Heisenberg, un des fondateurs de la physique quantique qui dans ses mémoires raconte ce qu’il a ressenti quand, à l’âge de 23 ans, il a réussi le premier calcul qui allait servir de base à la mécanique quantique : « Il était environ trois heures du matin quand le résultat final apparait à mes yeux… J’étais profondément troublé. J’avais la sensation de regarder à travers la surface des phénomènes, vers un intérieur d’une étrange beauté… » Cela ressemble étrangement à ce qu’on ressent quand on trouve l’inspiration artistique, mais aussi quand on fait zazen.
Je m’étonne que Shunryu Susuki soit passé à côté de la dimension réelle de la création, lui qui a écrit Esprit neuf, esprit zen. La création c’est la réalisation de cet esprit neuf, de cet esprit qui, d’instant en instant, découvre une réalité nouvelle. C’est sans doute dû au fait qu’il ait été élevé par des moines depuis son jeune âge. Comme je le disais, les religieux sont peu ouverts à la création, la vie monastique s’appuyant surtout sur la répétition, sur les rituels. Pourtant que serait le monde si l’on s’en tenait à leurs préceptes ? Si chacun, ayant par les vertus d’une vie religieuse, atteint la sagesse et l’éveil, se contentait de méditer et de prier au milieu de la nature ? Imaginons ce que serait notre humanité si depuis le début, nous avions renoncé à l’art, à la philosophie, aux mathématiques, à la recherche scientifique ?
La création, c’est l’expression de la nature de bouddha.
Si la méditation, le zazen en particulier, est une voie puissante pour trouver sa nature profonde, la nature de bouddha, je ne pense pas, contrairement à la plupart des pratiquants zen, que ce soit la seule. La nature de bouddha étant en chacun de nous, il y a autant de voies qu’il y a d’individu, même si elles mènent toutes à la même source. L’art en est une, comme tout acte de don, de partage fait avec sincérité, sans recherche de profit personnel. Ce n’est pas pour soi, ni même pour quelqu’un qu’on crée, c’est par amour. C’est par amour de la musique, de la peinture, de la danse, de la philosophie, des mathématiques, des sciences que l’on crée. La création, c’est l’expression de l’Amour, de notre Eveil, c’est l’expression de la nature de bouddha.
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