“On ne peut peindre du blanc sur du blanc, du noir sur du noir. Chacun a besoin de l’autre pour se révéler. ” Proverbe africain
Depuis la crise sanitaire engendrée par la Covid 19, nous vivons dans un monde étrange où l’autre est un danger potentiel et où, en même temps, nous n’avons jamais eu autant besoin de lui.
Le paradoxe de l’interdépendance
L’autre est devenu une menace, non parce qu’il est mauvais ou violent, mais parce qu’il est porteur d’un danger potentiel, un virus, dont il est lui-même victime. La meilleure des personnes que nous connaissons peut nous paraître suspecte, tout en sachant qu’elle ne nous veut aucun mal. Elle est d’autant plus menaçante que nous ne pouvons pas le contrôler.
De plus, les gestes de protection nous privent de tout contact physique et le port du masque nous empêche de voir les visages. Comme l’a si bien développé Emmanuel Levinas, le visage est l’espace où notre humanité se révèle, se détache de la masse indistincte des « mêmes » (les blancs, les noirs, les juifs, les musulmans, les femmes, les hommes, les jeunes, les vieux, etc.), où l’autre devient « autrui », c’est-à-dire une personne, mon semblable que je reconnais grâce justement à ses différences. Privé de ces contacts, l’autre reste condamné à être un étranger, ce qui renforce notre sentiment de suspicion vis-à-vis de lui. Et comme toujours dans ce cas-là, nous sommes tentés de le rejeter, ou au minimum de le tenir à distance.
Pourtant, en même temps, face à ce danger, nous attendons de l’autre qu’il nous protège, nous soigne, qu’il prenne soin de nous. Nous vivons une époque schizophrénique où la même personne peut applaudir les soignants le soir à son balcon et refuser que l’un d’entre eux habite dans son immeuble, car il risque d’apporter le virus… Comment peut-on arriver à une telle incohérence, à une telle absurdité ? Par égoïsme. On attend de l’autre qu’il nous aide, mais nous ne voulons prendre aucun risque pour l’aider.
L’enfer c’est les autres ?
« L’enfer, c’est les autres ». La célèbre réplique qui conclut Huis clos de Jean Paul Sartre résume à elle seule le paradoxe de l’interdépendance, car ce qui rend les autres dangereux et insupportables, c’est d’abord que notre vie dépend d’eux. Depuis notre plus jeune âge nous restons vivants parce que les autres s’occupent de nous. Sans amour, ou au moins sans l’attention des autres, l’enfant ne peut pas se développer et l’adulte, encore plus dans sa vieillesse, ne peut survivre.
L’autre possède un pouvoir sur ma vie et cela limite ma liberté. Ma volonté se heurte à sa volonté. Je suis sans cesse confronté à ses désirs, à ses sentiments, à ses jugements qui contrarient les miens. Comme dans un huis clos, je ne peux m’en échapper, car si je m’en échappe, je condamne mon existence. Pas seulement mon existence physique, mais mon existence en tant que moi. J’ai construit mon ego avec le regard des autres. Celui que j’appelle « moi », n’est que cet autre qui me regarde dans le miroir. « Je est un autre » disait Ribaud… C’est avec les yeux de l’autre que je peux me comparer, me juger, me définir, dire « je suis ceci, je suis comme ça ». Sans l’autre je ne suis rien.
Mais, si j’ai besoin de l’autre pour vivre, l’autre à besoin de moi, ce qui le rend encore plus insupportable, car si ma dépendance aux autres m’oblige à reconnaître ma vulnérabilité, la dépendance de l’autre envers moi m’oblige à reconnaître ma responsabilité. C’est l’origine de ce sentiment de culpabilité qui nous pose tant de problèmes.
L’autre est une chance
Dans nos sociétés modernes, technologiques, bâties sur le consumérisme et l’individualisme nous avons perdu conscience de notre interdépendance. Interdépendance avec la nature, interdépendance avec les autres humains. L’autre n’est plus perçu que comme celui qui gêne, qui fait obstacle, qui est en concurrence. Nous n’avons plus conscience que sans l’autre, tout désir est sans objet, toute volonté est vaine. En un mot, toute vie est impossible.
Accepter l’interdépendance, c’est sortir de son point de vue égotiste dans lequel l’autre ne fait jamais assez pour moi, où l’autre n’est que celui qui contrarie mes projets, s’oppose à mes désirs. L’interdépendance est la condition nécessaire à notre existence. En avoir conscience et la respecter est la seule voie pour vivre en paix, que ce soit collectivement ou individuellement.
L’interdépendance limite notre liberté individuelle, c’est un fait, mais elle nous assure en même temps la possibilité d’exercer cette liberté. Quelle est la liberté d’un homme seul sur une île déserte ? Alors au lieu de souffrir comme ces chiens qui rongent leur patte pour se libérer du piège, nous devons comprendre l’interdépendance, non comme une résignation, un abandon de nos désirs, un renoncement à notre liberté, mais comme la chance unique de pouvoir les réaliser. C’est la chance d’être vivant, grâce aux autres. Cette attitude a un nom, c’est la reconnaissance.
Eric Haeny
Bonjour, “L’enfer c’est les autres”Merci pour cet article très enrichissant